Révolution ou Évolution

Quelles sont les évolutions auxquelles s’attendre, et celles qui seront inéluctables, comme autant de défis auxquels les entreprises doivent d’ores et déjà se préparer

Une évolution des chaînes de valeur en rupture par rapport au passé

Si le passé ne présage pas toujours de l’avenir, le présent – ou passé proche – reste un point de départ essentiel pour se projeter vers le futur. Ces dernières années ont été marquées par une succession de crises à haute fréquence :

  • la pandémie de Covid dès le début 2020 avec ses conséquences planétaires sur les systèmes de santé, la mise à l’arrêt de nombreux secteurs, l’économie mondiale secouée, et des supply chains plongées dans le chaos ;
  • s’en est suivie une congestion du transport maritime à la reprise du trafic, avec une demande largement accrue et des points névralgiques saturés (ports, canaux maritimes, disponibilités de conteneurs), sans parler de la fluctuation des coûts de transport et de (dé)chargement ;
  • des pénuries de ressources et de matières suivies d’excès de stock dans certains cas rendant complètement erratiques les cours sur les marchés mondiaux – qu’elles soient extraites à certains endroits du globe ou plus largement disponibles – mais néanmoins de plus en plus rares – comme l’eau ou les énergies ;
  • les tensions géopolitiques en Ukraine aux portes de l’Europe et ailleurs dans le monde, qui ont parfois rompu brusquement des chaînes d’approvisionnement (matières agricoles ou gaz naturel par exemple), nécessitant de chercher à la hâte des solutions alternatives fragilisant les équilibres économiques ;
  • sans oublier le dérèglement climatique dont nous n’avons pas encore pris la mesure de toutes les conséquences, aux niveaux local ou global. Ces crises récentes, auxquelles il y a fort à parier que d’autres suivront, ont mis à mal bon nombre d’industries et de réseaux de distribution, et élevé la supply chain au rang de fonction essentielle des
    entreprises aux yeux des directions générales, ce qui n’était pas toujours le cas auparavant. Dans
    ce monde VUCAL (volatile, incertain, complexe, ambigu et désormais limité), la résilience des activités est au cœur des préoccupations de chaque direction de l’entreprise.

De la mondialisation à la régionalisation

Cette résilience, par définition la capacité à faire face et gérer des situations perturbantes, a révélé la nécessité de bâtir ou renforcer des supply chains à la fois plus agiles et plus robustes. Alors que les chaînes ont été étendues aux quatre
coins de la planète par la mondialisation et la spécialisation, la résilience peut (doit ?) être atteinte par la régionalisation – à la maille d’un continent au maximum – de l’ensemble de la chaîne de valeur de l’entreprise.

De l’approvisionnement local des matières et composants à la distribution aux clients proches, en passant par une production elle aussi régionale, la création de chaînes d’approvisionnement locales et moins dépendantes de la géopolitique mondiale permettra d’accroître la réactivité et la robustesse des opérations, pour un service au client pérenne et une performance stabilisée.

Cet avenir ne pourra se concrétiser qu’avecune prise de conscience des entreprises et des pouvoirs publics, au-delà du seul aspect financier court ou même moyen terme. En effet, cela nécessite un (re)développement large des compétences, des réseaux locaux d’acteurs sur la chaîne de valeur. Par exemple, pour réintégrer en Europe la fabrication de principes actifs des médicaments essentiels, former une nouvelle génération aux métiers du textile, développer les compétences en électronique et semiconducteurs, il est nécessaire de recourir à une politique publique forte – à l’échelle d’un continent – pour faire émerger et dynamiser les nouveaux réseaux locaux d’acteurs, des centres de formations aux installations de production. Un défi dont la mise en œuvre prendra un temps considérable comparé à l’urgence d’agir. Des mouvements sont déjà en route, à une échelle encore insuffisante par rapport à l’ampleur des travaux à engager.

La transformation d’un modèle extractif en fin de vie en boucles circulaires

La régionalisation des chaînes de valeur au niveau local fait face à une difficulté majeure : la disponibilité des matières premières au niveau local et sa difficulté d’approvisionnement, que ce soit pour des raisons d’éloignement (circuits longs
fragiles) ou géopolitique (fermeture de frontière, manque d’accords…). Face à cet obstacle de taille, il existe un modèle économique qu’il sera nécessaire de développer pour outrepasser les limites de disponibilités des ressources naturelles, à l’échelle locale et même mondiale : l’économie circulaire. L’industrialisation s’est toujours basée sur le principe d’une économie linéaire : extraction de matières ou exploitation directe de ressources naturelles, transformation de celles-ci pour fabriquer de nouveaux produits, les distribuer à l’échelle mondiale, pour aboutir à leur destruction (incinération, dans le meilleur des cas) ou leur dépôt dans la nature (enfouissement, décharges à ciel ouvert, dissipation dans les rivières et les océans).

Dans un mode d’économie circulaire, on commence tout d’abord par repenser le besoin pour limiter un approvisionnement. Prenons un exemple grand public : ai-je besoin de cette dernière version de smartphone alors que celui dont je dispose fonctionne encore ?

Cette approche n’est pas nouvelle puisqu’il s’agit d’un des fondements du Lean Management, que l’on va ici pousser un peu plus loin. Si le besoin est incontournable, il faut ensuite envisager de réemployer ce qui a déjà été produit et qui n’est plus utilisé (dans notre exemple : réparer ce qu’on a déjà, opter pour un modèle reconditionné, de seconde main, plutôt que d’acquérir un produit neuf). Enfin, si l’achat d’un nouveau matériel est indispensable, il faudra penser à son recyclage en fin de vie – donc après réemploi – afin de réutiliser ses composants, ou a minima de récupérer sa matière pour entrer dans la production de nouveaux biens (dans notre exemple : déposer notre appareil dans un centre de reconditionnement pour utiliser ses composants, ou recycler ce qui ne peut plus être utilisé en l’état). Ce cycle fait appel aux « 3 R » : Réduire, Réutiliser, Recycler. On notera que le recyclage – niveau de circulaire le plus répandu à ce jour – n’est que le troisième recours pour limiter l’extraction.

Ce mode de fonctionnement implique également de repenser la conception des produits : Les matières utilisées sont-elles disponibles localement ? Quels composants déjà présents dans d’autres produits peut-on réutiliser ? Dans quelle mesure le produit peut-il être réparable pour allonger sa durée de vie et maximiser l’emploi des matériaux engagés ? En fin de vie quelle part de ce produit pourra être recyclée pour fournir de nouvelles matières ? Ceci offre par ailleurs un champ nouveau d’activité pour les entreprises, au-delà de la seule
production. La vitesse de transition est aux mains de chaque entreprise. Comme souvent, ne pas évoluer vers cette voie sera probablement signe de mort assurée de l’activité.

De l’économie de propriété à l’économie d’usage

Cette transformation vers l’économie circulaire, en remettant en cause jusqu’à la conception des biens et services, invite également à un changement du modèle d’affaire : passer de la vente d’un produit à l’économie d’usage. Dans ce modèle, ce n’est plus un produit qui est vendu à un client, mais l’usage qu’il en fera.

Prenons quelques exemples illustrant l’économie d’usage :

  • la durée d’utilisation d’un équipement au lieu de son achat, principe même de la location, déjà bien connu et pratiqué dans quelques secteurs dont le voyage ou l’équipement de chantier, que l’on peut extrapoler jusqu’au temps effectif d’utilisation,
  • les kilomètres parcourus par une machine, un train de roulements ou encore un pneumatique,
  • le temps ou le volume effectif d’utilisation d’un service voire d’un logiciel, existe déjà par exemple pour le stockage en ligne qui remplace l’acquisition d’un serveur propre.

Ces nouveaux paradigmes industriels, de conception des produits et services, et les
technologies nécessaires pour les rendre possibles, sont autant de défis auxquels les entreprises doivent se confronter dès à présent. Ils conduisent à une reconfiguration profonde des organisations, des processus et des outils. Les chantiers à mener sont nombreux pour transformer les modèles industriels :

  • Comment l’offre de produits et services peutelle être adaptée à l’économie d’usage ?
  • Quels moyens et technologies doivent être utilisés voire inventés pour pouvoir la rendre possible ?
  • Les ressources humaines et techniques en place sont-elles à même de pouvoir conduire cette transformation puis la piloter au quotidien ?
  • Comment reconfigurer les modes de gestion de la demande, d’approvisionnement, de pilotage des flux, de planification des activités ?
  • Quelle offre de service proposer à mes clients ?

Autant de bouleversements qui demandent vision stratégique, courage managérial, ainsi qu’une certaine sérendipité dans les investissements à engager. Le mode de fonctionnement des entreprises va se transformer en profondeur dans les années à venir, il faut s’y préparer dès aujourd’hui. 

La décarbonation des chaînes de valeur

Edictée comme une nécessité pour limiter le dérèglement climatique et ses conséquences, tant sur les humains que le fonctionnement des entreprises, la décarbonation des chaînes de valeur est également une opportunité de
rebond économique et social. La prise en compte de critères extra-financiers dans le bilan des fonctionnements des entreprises se fait de plus en plus prégnante, poussée par la réglementation comme par exemple l’initiative CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) lancée en 2024, bien qu’elle ait été ensuite altérée. Parce
qu’on ne peut améliorer que ce qui est mesuré, et que la seule mesure conduit généralement aux
premiers progrès, cette obligation législative (une comptabilité plurielle, considérant un triple capital
économique, humain et environnemental) doit servir de creuset aux réflexions et innovations. La question n’est pas de savoir s’il faut suivre cette voie, mais comment y parvenir. Dans 20 ans, la question sera à poser au passé et il sera l’heure d’en dresser le bilan : la société a-t-elle pu réagir assez vite, l’entreprise a-t-elle su se reconfigurer
à temps ?

Pour y parvenir, l’analyse de double matérialité permet de concilier enjeux économiques et extra-financiers. La part économique demeure le sang qui irrigue les ramifications et parties prenantes de l’entreprise, elle reste indispensable
aux bilans et sert d’énergie pour investir dans les (r)évolutions de demain, connue, attendue ou non. Les considérations sociales et environnementales, quant à elles, sont l’air inspiré et expiré par l’entreprise. Indispensables à son fonctionnement, elles impactent le monde extérieur autant qu’elles sont impactées de façon exogène. Evaluer les enjeux de l’entreprise sur différents axes, pour prioriser ce qui compte vraiment – et pas uniquement d’un point de vue financier – fixe le cap à suivre pour réaliser les continuelles évolutions rendues nécessaires par le marché, les législateurs, la vie sur Terre.

La technologie seule ne suffit pas. Electrifier ou hydrogéniser une flotte ne suffit sans doute pas. D’ailleurs, le mode de transport le plus répandu dans 10 ou 20 ans n’est peut-être pas encore découvert à ce jour ! Il faut également
changer les routes empruntées, catalysé par la régionalisation des chaînes de valeur. Sans révolutionner les modes de transport, tirer profit d’un réseau d’acteurs locaux est tout aussi efficace. Paradoxalement, pour rapidement décarboner sa chaîne de valeur, il vaut miser sur le temps long, les partenariats, les accords permettant le juste prix sur la durée, et le juste impact. A long terme, privilégier l’économie ponctuelle au détriment des impacts sociaux et environnementaux n’est tout simplement pas viable.

A ceci s’associe un nécessaire changement des pratiques : s’organiser différemment, planifier, anticiper, prendre plus le temps (moins de transport aérien – encore trop présent dans certains secteurs et s’il existe encore dans 20 ans ! – et plus de multimodal, plus lent) et développer sa résilience. Cette réflexion se veut un processus régulier, reconsidérer continuellement son schéma, son réseau, pour chercher l’optimum dynamique entre valeur ajoutée, immobilisation
des capitaux, développement humain, au moindre impact pour la planète et les parties prenantes de l’entreprise.

Les flux deviennent plus complexes, plus éclatés, avec l’essor de zones ou régions à la chaîne de valeur autonome. L’impérieuse nécessité d’une vision d’ensemble, à la fois en temps réel et projetée sur les moyens et longs termes,
fait émerger le besoin de Control tower, de digitalisation des processus de plus en plus sophistiqués et décentralisés, de jumeau numérique permettant la modélisation simplifiée des chaînes de valeur pour évaluer leur résilience et optimum, et procéder aux réajustements en cas de crise ou d’aléa. La centralisation de l’information permet la décentralisation des
décisions en connaissance de l’optimisation d’ensemble.

Si l’Intelligence Artificielle devient nécessaire, elle ne peut être suffisante à elle seule.

Il y a 5 ans, on imaginait des applications que l’on prévoit encore aujourd’hui pour dans 5 ans. Il subsiste une problématique de confiance, de sécurité, de confidentialité des données, comparée aux bénéfices attendus de cette
ouverture, pourtant essence même du Big Data. Nous devrions observer le développement non pas de l’IA mais des IA, personnelles à la maille de l’entreprise, et la multiplication des block chains au sein de filières. À ce jour, cela reste encore à l’état de business cases, faute de transparence et d’importances concurrentielles et financières encore prégnantes. L’adoption de l’IA s’entend de deux façons différentes : soit par la recherche des meilleures approches et solutions technologiques pour résoudre une problématique donnée, en ayant conscience de ce qu’elles peuvent réellement apporter en termes de valeur ; soit en exploitant les technologies existantes et voir ensuite ce que nous pouvons bien en faire.

L’IA outil de collecte, d’analyse, de synthèse, de compilation de données existantes ou probabilistes, est un moyen, une aide à la décision qui deviendra précieuse sinon indispensable dans certaines supply chains, mais sans doute pas toutes. Ou alors le service additionnel apporté ne sera pas à la hauteur de la consommation d’énergie, humaine pour alimenter et maintenir les modèles, ou électrique. La croissance exponentielle des besoins de serveurs énergivores positionnera le curseur des cas d’emploi apportant véritablement une valeur des usages plus discutables.

La place de l’Homme dans la vie économique de demain restera essentielle

Il n’en reste pas moins que l’innovation, la proposition de modèles nouveaux, en rupture, différenciants, ne viendra pas de l’IA mais des femmes et des hommes aux postes de pilotages des chaînes de valeur. Les évolutions technologiques viendront en support pour maximiser la puissance de réflexion, de synthèse et de vision, en optimisation du temps de ressources humaines pour les actions à plus forte valeur ajoutée. À la fois rassurant et terriblement angoissant quand on imagine le défi à relever pour réussir ces révolutions : régionaliser et décarboner les chaînes de valeur, casser l’économie linéaire pour laisser place au circulaire, plus durable, et à l’économie d’usage, continuer à opérer dans un monde limité en voie d’essoufflement.

À la fois contrainte et opportunité, les attentes des collaborateurs des entreprises tendent vers plus de sens, de conscience du bien commun, catalysant l’énergie nécessaire à transformer les modes de fonctionnements des sociétés. La recherche de qualité de vie au travail, d’équilibre entre les sphères personnelles et professionnelles, incite à un juste partage de la valeur.

Un paradoxe se présente alors avec des talents précieux aux compétences nouvelles au sein des vieilles industries et supply chain linéaires, qu’il faudra s’arracher à prix d’or, alors qu’on attendra précisément d’eux une maximisation de leur valeur ajoutée, une économie nécessaire des ressources, une transformation majeure des
modèles économiques pour faire autant ou plus avec beaucoup moins.

L’entreprise de demain sera donc locale, frugale en ressources naturelles et en énergie, s’appuyant sur des compétences et technologies qui n’existent peut-être pas encore.

Le défi à relever pour les femmes et les hommes des opérations de l’entreprise est immense. Puisque simplement attendre le futur n’est plus possible, il faut aller à sa rencontre et agir, maintenant, et savoir faire preuve de sérendipité.